12 mai 2009
Extraits du livre « L’art de la fugue » Tchekhov,
Extraits du livre « L’art de la fugue »
Tchekhov, notre contemporain
Littérature mexicaine contemporaine
mardi 2 octobre 2007, par Sergio Pitol
Cyril Connolly affirme qu’un écrivain doit avoir aspiré à écrire une œuvre géniale. Sinon, il est perdu. Cette exigence péremptoire est, certes, stimulante, elle est un coup de fouet destiné à lutter contre la paresse, le conformisme et la tentation de la facilité. Mais elle doit arriver en temps voulu, si l’on ne veut pas conduire le troupeau au bord du précipice. Qui cherche son âme la perd, disent les Évangiles. Le jeune Joyce pouvait-il déjà savoir, alors qu’il élaborait ses récits dublinois, qu’Ulysse était inscrit dans son futur ? Mann et Kafka avaient-ils conscience, lorsqu’ils écrivaient leurs premières nouvelles, de l’évolution que leur réservait le destin ? Le jeune Cervantès, en rédigeant ses premiers vers, sûrement fort médiocres, pouvait-il s’imaginer en représentant immortel de la langue castillane ? Il me semble qu’on pourrait interpréter l’affirmation de Connolly d’une façon plus sereine : tout écrivain devra dès le début être fidèle à ses dons et s’efforcer de les affiner, avoir le plus grand respect pour la langue, la garder vivante, la rénover si possible, ne faire de concessions à personne, et surtout pas au pouvoir et à la mode, et se fixer dans son travail les défis les plus audacieux possibles. C’est en tout cas ainsi que Tchekhov est devenu le grand écrivain que nous connaissons. Au début, lorsqu’il s’aperçut de sa facilité à inventer des histoires, il écrivit pour gagner un peu d’argent et faire vivre sa famille ; il mit quelques années à découvrir qu’être écrivain exigeait plus que de savoir raconter une anecdote amusante ou un épisode dramatique. La pratique quotidienne lui fit prendre conscience de toutes les possibilités de l’écriture. Il fut toujours fidèle à son intuition, particulièrement exigeant avec lui-même, indifférent au jugement des autres, étranger à toute envie de pouvoir, à toute forme d’adiposité ou de duplicité, et infatigable dans la recherche d’une expression personnelle. Grâce à tout cela, il a légué à l’humanité un certain nombre d’œuvres géniales.
La Mouette marque le début de la transformation du théâtre contemporain. C’est une œuvre belle et émouvante que personne n’a comprise lors des premières représentations. Elle rompt de manière radicale avec la tradition russe. Et pas seulement avec la russe ; le théâtre actuel, en particulier le théâtre anglo-saxon, lui doit encore beaucoup. Dans cette pièce, un jeune poète, Treplev, brûle de créer un nouveau langage théâtral. On est à la fin du xixe siècle, et l’école littéraire à laquelle Treplev appartient est l’école symboliste. Tchekhov a recours au procédé classique du théâtre dans le théâtre, et il inclut dans La Mouette la représentation d’un monologue de Treplev : c’est un délire verbal, une déformation qui n’est pas une recréation mais une parodie du langage symboliste. Si la sympathie de Tchekhov pour ce jeune poète et son triste destin est évidente du début à la fin de l’œuvre, il est certain aussi que son activité littéraire est traitée avec un léger dédain. Au milieu du premier acte de La Mouette, on assiste donc à un extrait de ce monologue. Une belle apprentie comédienne incarne « l’Âme commune universelle », qui a le plaisir de nous informer que tous les êtres vivants se sont éteints depuis des milliers d’années et que la terre n’a réussi à engendrer aucune nouvelle espèce. L’Âme commune universelle n’ouvre la bouche que tous les cent ans pour révéler la lutte incessante qu’elle mène depuis des siècles contre Diable, le père de la matière éternelle. Elle est convaincue que viendra le jour, « après une longue longue suite de millénaires », où elle pourra le vaincre : « L’unique chose qui ne me soit cachée, c’est que dans la lutte opiniâtre et cruelle avec Diable, principe des forces matérielles, il m’est imparti de vaincre, et qu’après, la matière et l’esprit s’uniront en harmonie superbe, et adviendra le règne de la liberté universelle », déclame-t-elle. Le monologue, comme le lecteur l’aura remarqué, est confus, ingénu et pompeux. L’emploi constant d’abstractions, le mépris pour les êtres réels et leurs petits problèmes, la recherche de l’infini, correspondaient à l’idée que se faisait Tchekhov de la littérature symboliste. On sait qu’il détestait le romantisme et se méfiait de cette nouvelle école qui commençait à fleurir en Russie. Il voyait dans les symbolistes une réincarnation des romantiques. Les symbolistes ne pardonnèrent pas à Tchekhov sa parodie. Ils le considéraient comme un petit écrivain de scènes de mœurs. Lui, de son côté, se concevait comme un écrivain réaliste. Des termes comme « réalisme » et « réaliste » sont tombés en défaveur, on les emploie avec prudence et un certain mépris. Ils laissent une sensation d’imprécision et exhalent un parfum de vulgarité. Peu avant sa mort, Victor Chklovski, dans une conversation avec Serena Vitali, déclarait : « À vrai dire, je n’ai jamais pu comprendre la signification du mot “réalisme”, et je ne parle pas seulement du réalisme socialiste mais du réalisme tout court. Une dénomination banale qui en littérature ne veut rien dire ! »
Entendons-nous bien, lorsque Tchekhov se définissait comme un écrivain réaliste, il le faisait avec la même tranquille conviction que celle de Tolstoï et Dostoïevski. Pour eux comme pour leurs contemporains, l’adjectif avait un sens précis. Tchekhov serait sans aucun doute surpris de voir qu’aujourd’hui il n’y a pas un seul essai important sur lui qui ne souligne l’intense dimension symbolique de son œuvre. La Mouette, pièce dans laquelle il a parodié ce courant, est peut-être – dès son titre ! – le plus symboliste de ses drames. Même si Tchekhov considérait que son œuvre s’inscrivait dans la tradition réaliste russe, il était conscient des différences fondamentales qui existaient entre celle-ci et la production de ses prédécesseurs et contemporains. Leurs recherches et objectifs ne pouvaient être plus différents. Le souffle épique de Tolstoï, l’exaltation spirituelle de Dostoïevski et le pathétisme d’Andreïev lui étaient viscéralement étrangers. Son œuvre marque non seulement la fin d’une période littéraire, mais aussi d’un monde historique. Il est, comme l’a vu avec justesse Vittorio Strada, un écrivain de transition. L’originalité de Tchekhov déconcerta ses contemporains et, à ses débuts, on le trouva carrément incompréhensible. « Même de nos jours, ajoute le critique italien, il reste l’écrivain le plus difficile de la littérature russe car, sous une apparence d’extrême transparence, se cache un noyau compact qui échappe à toute formulation critique. »
Une caractéristique du récit tchekhovien est sa fragmentation, parfois même sa pulvérisation. Il ne s’agit pas d’un caprice. C’est la réponse formelle à l’une de ses inquiétudes fondamentales. Le monde de Tchekhov semble tourner autour d’un axe : l’impossibilité de communiquer. La rupture de la communication se produit surtout entre les personnes les plus sensibles, les plus généreuses, et elle affecte les relations les plus délicates, celles entre amants, entre amis, ou entre parents et enfants. Les personnages sombrent peu à peu dans le mutisme, leurs paroles se congèlent et, lorsqu’ils sont dans l’obligation de parler, ils coagulent le langage, ils le contaminent, de sorte que ce qui aurait pu être une fête de réconciliation se transforme en duel d’ennemis ou, pire, en indifférence dédaigneuse.
En 1888, Tchekhov inaugura dans La Steppe une nouvelle forme d’écriture, dont il ne sembla pas remarquer complètement l’originalité, du moins sur le moment. Il écrivait depuis déjà huit ans des nouvelles et des romans. Dans La Steppe, le monde est vu par les yeux d’un enfant, mais l’expression n’est pas celle d’un enfant, la langue s’efforce d’atteindre un autre niveau. Le défi était plus ardu qu’il ne pouvait sembler à première vue. Tchekhov ne se contenta pas de suivre le regard de l’enfant et de trouver les mots parfaits pour exprimer ses découvertes, ses enthousiasmes, ses peurs ; il se proposa quelque chose de plus complexe, fondre sa propre vision de l’univers et les perceptions réduites d’un héros enfantin. Ce fut la naissance d’une nouvelle poétique. Les perceptions de Iégorouchka, l’enfant, constituent le corps principal du récit, mais les descriptions raffinées de la nature, les digressions et réflexions à ce sujet pourraient difficilement lui être attribuées. Le récit correspond à une vision enfantine, mais il est écrit dans un style qui ne lui est pas forcément accessible.
« Tchekhov, dit Dimitri Merejkovski, ne considère pas la nature seulement d’un point de vue esthétique, même si toutes ses œuvres contiennent une multitude de petites touches élégantes qui témoignent de la subtilité de son sens de l’observation. Comme tout vrai poète, il ressent une profonde tendresse envers la nature, une compréhension instinctive de sa vie inconsciente. Non seulement il l’admire à distance en artiste serein et observateur mais, en être humain, il s’en imprègne complètement et elle laisse sa trace indélébile dans toutes ses idées et tous ses sentiments. »
Dans La Steppe, la description de la nature et les réflexions à son sujet sont de Tchekhov ; la perception des faits humains revient au héros enfantin.
La nouvelle raconte les premiers pas d’un enfant dans le monde. Dans son périple à travers la steppe, il découvre le monde imprévisible des adultes et celui, non moins déconcertant, de la nature. Il va affronter des dangers dont il sortira finalement indemne. Il y a là toutes les caractéristiques d’une expérience initiatique. Pour l’auteur aussi, il s’agit d’un voyage et d’un défi. C’est un cheminement vers une nouvelle forme narrative. Comme la steppe, le récit n’a de limites précises ni au début ni à la fin.
On voit apparaître ici un personnage destiné à prendre de l’importance dans l’univers tchekhovien. Il n’est guère attirant. Ni Gogol, ni Tourgueniev, Tolstoï ou Dostoïevski n’ont pu le peindre car à leur époque il n’existait pas. C’est l’homme d’affaires, le représentant du nouveau capitalisme qui commence à s’affirmer en Russie. Dans La Steppe, ce personnage s’appelle Varlamov ; comme les représentants de la nouvelle intelligentsia russe – Stanislavski, Diaghilev ou Tchekhov lui-même –, il doit être fils ou petit-fils de serf. Tchekhov trouvait nécessaires mais aussi profondément antipathiques ces hommes énergiques et actifs qui commençaient à diriger le monde. Iégorouchka entend tous les personnages qu’il rencontre durant son voyage à travers la steppe parler de Varlamov. C’est lui qui commande partout. Pourtant, lorsqu’il le voit enfin, vers la fin de la nouvelle, l’enfant est surpris par son aspect. Il s’attendait à voir une espèce de tsar et il découvre un homme insignifiant, qui porte une casquette blanche et un complet de tissu bon marché, « un homme vêtu de gris, chaussé de grosses bottes, chevauchant un méchant petit cheval et causant avec des paysans à une heure où tous les gens corrects dorment ». Il est évoqué à deux reprises en train de brandir sa cravache, une fois pour frapper les aubergistes juifs et l’autre pour menacer quelqu’un qui n’a pas pu lui donner une information précise. C’est sa façon de communiquer avec le monde, son langage à lui. Il n’échappe pas à Iégorouchka que, si insignifiant que soit l’aspect de cet homme, tout, même sa façon de tenir le fouet, révèle la force et le pouvoir qu’il exerce sur son entourage.
La poigne de Varlamov décide du destin de ceux qui habitent la steppe comme de ceux qui la parcourent. Elle est aussi redoutable, sinon plus, que la steppe. Au cours d’une nuit d’orage, alors que le convoi de chariots continue sa marche, le petit Iégorouchka entrevoit à la lumière des éclairs, comme dans un rêve, ses compagnons de voyage. L’image qu’il en donne pourrait être celle des aveugles de Breughel. Les vieillards s’appuient les uns sur les autres, l’un a le visage déformé par un œdème chronique de la mâchoire, l’autre traîne des pieds presque tuméfiés ; devant eux, tel un somnambule, marche un vieux chantre qui a perdu la voix. Couverts de grossières nattes de paille, ils vont à côté de leurs chariots. Figures monstrueuses, rebuts de la nature, ils sont le portrait anticipé de ce que deviendront les beaux jeunes gens vigoureux qui marchent derrière eux et qui commencent leur métier de rouliers.
Le premier paragraphe d’un récit de Tchekhov nous livre en général les informations essentielles et la tonalité de l’histoire. Nous ne devons pas nous attendre à de grandes surprises dans le récit, qui sera un simple développement de ce qui se trouve en germe dans l’ouverture. Dès la première page de Jour de fête, nous savons qu’Olga est enceinte, qu’elle vit dans une grande demeure de province entourée d’un parc où, ce jour-là, on célèbre la fête de son mari, et que cette réunion l’a fatiguée et irritée. Tout laisse à penser que le point de vue de la narration est le sien. Nous apprenons aussi qu’elle ne se sent pas en harmonie avec le monde qui l’entoure. On vient de servir un repas de huit plats, et l’interminable tohu-bohu qui l’a accompagné l’a fatiguée et l’a conduite au bord de l’évanouissement. Nous avons l’impression que la société qui l’entoure l’irrite plus que ce qu’on serait en droit d’attendre. Dans ses réflexions perce une crispation qui prélude à l’hystérie et laisse présager un dénouement dramatique. C’est l’annonce de cette tension entre contraires qui a toujours intéressé Tchekhov : la confrontation entre société et nature, la première représentée par la conduite des invités de la fête, l’autre par l’enfant que la femme porte dans son ventre. Dans ce premier paragraphe, Olga s’échappe de la fête pour se réfugier momentanément dans un sentier du parc où, grisée par l’odeur de foin fraîchement coupé et du miel, et le bourdonnement des abeilles, elle s’abandonne à la pensée du petit être qu’elle porte en elle. Mais cette extase au sein de la nature n’est que de courte durée. La société s’impose à nouveau, et la place que devrait occuper le bébé dans ses pensées est envahie par un sentiment de culpabilité pour avoir abandonné ses invités et par le souvenir d’une dispute conjugale, inévitable dans les récits de Tchekhov. À table, son mari a fulminé contre les récentes réformes : les procès avec jury populaire, la liberté de la presse et l’instruction féminine, trois victoires de la société libérale sur l’autocratie. Elle s’est opposée à la position de son mari, uniquement pour le contrarier. Et cette information nous laisse deviner la vraie source de ses problèmes. Le dilemme entre nature et société trouve un lit de choix pour se manifester : l’opposition brute entre homme et femme. Rongée de jalousie, la protagoniste ne remarque que les défauts de son mari et les amplifie sûrement. L’affectation de Piotr éveille en elle une haine maladive. Mais est-elle elle-même quelqu’un d’aussi authentique qu’elle semble le penser ? Met-elle réellement en pratique les idées éclairées qu’elle affiche ? Ne se sert-elle pas seulement de quelques concepts abstraits pour, dans des moments comme celui-ci, se sentir supérieure à son mari ? C’est bien possible ; ce qui est sûr, c’est que dans sa colère nous percevons quelque chose de froid et de possessif, le désir aveugle de dominer un homme, qui nous la rend odieuse. Tous deux en ont assez de cette fête, qui a commencé le matin et va durer jusque tard le soir. Durant ces interminables réjouissances, le drame se noue. L’impossibilité de parler, de communiquer avec son mari, lui pèse tellement qu’elle ne peut plus se dominer et lui fait une scène qui frise la folie. C’est le triomphe de la rancœur, du dépit et de la colère. La fin est tragique. La société prend le dessus sur la nature, l’instinct biologique, de la pire façon qui soit. Ce couple qui au cours de la fête a joué un jeu de représentation compliqué, finit par détruire la vie qui allait naître. Ce qu’il y a d’original, d’important, d’essentiellement tchekhovien est la construction de l’histoire à travers une accumulation de détails, la plupart apparemment banals. Il suffit à l’auteur d’un acte minuscule, de deux ou trois mots dits comme en passant, pour créer une atmosphère et suggérer un passé. Le banal devient soudain essentiel, significatif. Lorsque dans la nouvelle Les Moujiks, Nicolaï Chikildieyev revient, malade et abattu, dans sa maison natale, il trouve un endroit sale, sombre et misérable, qui ne correspond en rien à ses souvenirs nostalgiques, dans lesquels la vie au village était quelque chose de radieux, beau et tendre. Le silence du début est rompu lorsque sa petite fille appelle un chat et qu’une autre fillette, d’à peine huit ans, le seul être humain à les accueillir, s’exclame :
– Il n’entend rien. Il est sourd. On lui a donné une raclée. Tout est dit ! Les coups qui ont rendu le chat sourd suffisent à définir l’univers dans lequel est revenu Nicolaï Chikildieyev et annoncent les jours amers qui lui restent à vivre avant que la mort ne le délivre. On retrouve cette ambiance de cruauté aussi bien dans une rustique cabane de moujiks que dans les demeures opulentes de la nouvelle bourgeoisie, comme celle qu’habite le personnage central d’Au royaume des femmes, ou encore dans la nouvelle classe de commerçants en pleine ascension sociale, telle qu’elle apparaît dans ce récit extraordinaire, atroce s’il en est, intitulé Dans le ravin. Si un message moral peut émaner des personnages de Tchekhov, c’est celui du refus de succomber à la dureté et à la vulgarité distillées par les tyrans domestiques qui peuplent les enfers où ils sont enfermés. Les affronter est à peu près impossible. Mais on peut résister, supporter, ne pas céder, travailler, ne pas se laisser dominer. S’ils y arrivent, ils sortiront vainqueurs. Thomas Mann, dans un célèbre essai sur Tchekhov écrit peu avant sa mort, souligne : « Puisque j’en suis aux citations et aux louanges, il est indispensable de mentionner Une histoire ennuyeuse, que j’aime plus que toute autre création de Tchekhov. Une œuvre absolument extraordinaire et fascinante qui, dans sa silencieuse et triste singularité, n’a peut-être pas de rivale dans toute la littérature. » Il s’agit d’un récit qui peut se lire à plusieurs niveaux, qui reste ouvert à l’interprétation du lecteur et qui, malgré la sympathie et la pitié dont l’auteur fait montre envers ses créatures, est avant tout le douloureux récit d’un échec. Le personnage principal, un vieux professeur, découvre à la fin de ses jours que, aussi nobles qu’aient semblé être ses efforts pour faire quelque chose de sa vie, dans le fond celle-ci n’a pas de sens, elle ne diffère en rien de celle de l’insensible Ivan Ilitch. Et à la question la plus simple, au « que faire » que sa jeune pupille, l’unique personne au monde à qui il s’intéresse, lui pose, il ne peut – ou ne veut – que répondre : « Je ne le sais pas. En conscience, je ne le sais pas ! »
À mesure que la santé de Tchekhov se détériorait et que la fin approchait, ses idées sociales devenaient plus radicales. Il signa des manifestes et des protestations, se solidarisa avec les étudiants poursuivis et se distança de Souvorine, son éditeur et mécène, jusque-là son confident et ami le plus intime. Dans une lettre de rupture particulièrement sévère, il lui écrit : « L’indifférence équivaut à une paralysie de l’âme, à une mort prématurée. » Il fut dès sa jeunesse un admirateur de Comte, un positiviste convaincu. À une occasion, il écrivit, faisant allusion à la doctrine évangélique de Tolstoï qui fait du paysan une synthèse de toutes les vertus : « La morale de Tolstoï ne m’émeut plus. Au fond de mon cœur, elle ne m’est pas sympathique. Dans mes veines coule du sang paysan. Qu’on ne me parle pas des vertus des moujiks ! Depuis tout jeune, j’ai cru au progrès. Des réflexions objectives et mon sens de la justice me disent qu’il y a plus d’amour de l’homme dans l’électricité et la vapeur que dans la chasteté, le jeûne et le rejet de la chair. »
Néanmoins, sa foi dans la raison, la science et le progrès ne l’empêcha pas, son écriture étant un pur exercice de liberté, d’adopter dans certains de ses récits une tonalité presque évangélique. Dans une de ses dernières nouvelles, Dans le ravin, la méchanceté et l’usure sont assimilées au mensonge ; et la vraie noblesse est associée à la souffrance, aux rythmes de la nature, à la terre, au travail manuel, avec une religiosité aussi intense que celle du Tolstoï de la dernière période, qui lui déplaisait tant. La seule différence est que chez Tchekhov le prédicateur disparaît et que seule reste l’écriture. Dans une lettre, il confie : « Le plus sacré pour moi est le corps de l’homme, sa santé, son talent, son inspiration, son intelligence, son amour, sa liberté, son indépendance face au pouvoir et au mensonge… Je ne suis ni libéral, ni clérical, ni indifférent. Je déteste le mensonge et la violence sous toutes leurs formes ! Le pharisaïsme, l’étroitesse de vue et l’arbitraire ne règnent pas que dans les masures des commerçants et dans les commissariats ; je les retrouve aussi dans la science, dans la littérature, au sein même de la jeunesse. » Mais dans ses récits ou dans ses œuvres de théâtre, ces concepts tranchés se transformeraient en pluie de détails, se fragmenteraient, deviendraient poussière, cendre, esquisses inachevées, ennui, images évanescentes. Paradoxalement, cette apparente inconsistance donnerait à l’œuvre tout son sens et sa valeur. C’est peut-être ce qui nous permet de le lire comme un contemporain.
Xalapa, août 1993